«
À défaut d’avoir recours à la force pour
contrôler les populations,
on peut parfaitement les contrôler par l’opinion »
- Harold Laswell, spécialiste des médias.
Par Julie-Maude Beauchesne
Journaliste
Chaque jour, nous nous formons des opinions, sur notre nouveau
voisin, sur de nouveaux produits, sur les candidats aux élections,
sur des découvertes scientifiques, les religions et croyances
et sur ce qui se passe ici et ailleurs. Bref, on peut facilement
dire que l’être humain en est un d’opinion.
Lorsque vient le temps de construire notre réalité,
nous sommes tous submergés d’informations diverses.
D’une part, nos informations proviennent de notre expérimentation
directe, donc de nos cinq sens, et d’autre part, de l’expérimentation
indirecte, c'est-à-dire d’une source d’information
tierce : nos proches, nos voisins, nos collègues, et dans
la majorité des cas, des médias.
Notre cerveau collige toutes ces informations, lesquelles nous
sont ensuite très utiles lorsque nous portons un regard
sur le monde. Et hop! Tout ceci est analysé et devient
ce que nous pensons être notre réalité.
Et voici que se pointe à l’horizon une question
de taille : sommes-nous sûrs de ce qu’est notre réalité,
de ce qui est vrai et juste, ainsi que de ce qui ne l’est
pas?
De tous les sujets sur lesquels nous nous formons une opinion,
quelle proportion provient de notre expérience directe
par rapport à notre expérience indirecte, c'est-à-dire
d’informations provenant de ce que disent les autres, et
dans la majeure partie des cas, des médias?
Nous avons tous une opinion sur la guerre en Irak, le réchauffement
planétaire, les minorités religieuses, sur les
dirigeants du pays, sur l’économie régionale,
nationale et mondiale. Mais contrairement à l’opinion
que nous nous sommes forgée à propos du restaurant
du coin en expérimentant nous même sa cuisine, pour
la majorité des cas, ce sont les sources d’informations
intermédiaires qui forgent notre opinion.
Dans un monde aussi vaste, il est impératif de pouvoir
se fier, en quelque sorte, sur ce que disent les autres, sur
l’information qui est rapportée, donc, à cette
source intermédiaire que sont les médias. En quelque
sorte, à défaut de pouvoir expérimenter
nous-mêmes, nous transposons l’expérimentation
des médias pour la faire nôtre.
Et ce, pour le meilleur comme pour le pire, puisque nous avons
rarement la chance de vérifier par nous-mêmes, sur
le terrain, si ce qui a été rapporté est
conforme à la réalité, s’il n’y
a pas eu de déformation des faits, de manipulation d’information.
En résumé, notre perception de la réalité est
beaucoup plus celle des autres, voire des médias, que
la nôtre. Et c’est là que les dérives
les plus graves peuvent survenir. Si les médias jouent
un rôle des plus utiles dans notre société assoiffée
d’information, n’oublions pas que sans les médias,
il n’y aurait jamais eu l’Holocauste, il n’y
aurait jamais eu de génocide au Rwanda, il n’y aurait
jamais eu de guerre en Irak, lesquels ont nécessité une
mobilisation incroyable de l’opinion publique.
Rappelons d’ailleurs que le rôle des médias
a été largement reconnu par les tribunaux de Nuremberg
et de La Haye. Les juges n’ont pas hésité à condamner
plusieurs journalistes et directeurs de médias pour crime
contre l’humanité, dans le cadre des génocides
juifs et tutsis, alors qu’ils n’ont tué personne
de leur propre main, mais tenus des propos qui ont généré des
passions meurtrières.
Alors, si les médias sont capables de mobiliser l’opinion
publique pour des opérations aussi incroyablement perfides,
imaginez ce que le système médiatique est capable
de faire pour les enjeux quotidiens?
Les médias : des entreprises commerciales d’abord
et avant tout
Mais avant d’aller plus loin, posons-nous cette question
: que sont les médias au juste? Nés avec la révolution
industrielle du XIXe siècle et le développement
de la démocratie (dont ils sont l’un des acteurs
majeurs), les médias modernes sont des institutions, des
entreprises qui se sont bâties une crédibilité en
développant et en perfectionnant l’art de rapporter
au plus grand nombre ce qui se fait, se vit, se raconte.
Mais à ce titre, les médias ne sont pas que des
entreprises de diffusion d’informations dont le souci idéologique
serait uniquement d’informer son public. Ils existent avant
tout pour être rentables, pour offrir un rendement à son
ou ses propriétaires, lesquels engrangeront les profits.
Cela ne nous vient pas nécessairement à l’esprit,
mais comme les médias nous offrent leur information de
façon pratiquement gratuite, c’est nous qui sommes
en réalité le « produit »; lequel est
vendu aux annonceurs en quête de visibilité, d’un
auditoire, d’un lectorat.
Notons d’ailleurs à ce sujet que 80% à 99%
des revenus médiatiques proviennent de la publicité.
Le reste provient, non seulement des abonnements, mais également
de subventions régulières accordées par
l’État.
Ce double objectif des médias, nous devons constamment
le garder en mémoire lorsque nous ouvrons un journal ou
que nous regardons la télévision, écoutons
la radio, surfons sur Internet, car cette relation d’affaires
constitue le premier de nombreux filtres par lesquels passent
l’information avant d’être livrée au
public.
Cinq grands filtres
À
ce propos, les grands spécialistes des médias Edward
Herman et Noam Chomsky ont mis à jour, dans leur ouvrage
Manufacturing consent, cinq grands filtres qui régissent
tant le choix des sujets abordés que l’ampleur et
la qualité de leur couverture, avant même que leur
traitement ne soit confié aux journalistes.
1. D’abord, l’information sélectionnée
et diffusée le sera avant tout selon les orientations
données par les propriétaires, lesquels sont généralement,
rappelons-le, des gens très fortunés, avec un agenda
corporatif et politique très développé. À ce
sujet, n’oublions pas que la ligne éditoriale de
tout grand quotidien se veut toujours le reflet de la pensée
de ses propriétaires.
2. Vient ensuite la dépendance envers de grandes sources
de revenus publicitaires, pour assurer leur survie, et envers
de grandes sources d’informations, pour assurer leur contenu.
Plus souvent qu’autrement, ces sources sont les mêmes.
Si le gouvernement est le plus grand annonceur dans les médias
(devant l’automobile, les grandes entreprises et le commerce
au détail – et autrefois le tabac-) il est aussi
leur principale source d’information.
3. Puis il y a les entreprises, dont les firmes de relations
publiques, pas du tout objectives et chargées de fabriquer
le consentement du peuple; lesquelles jouent ont un grand rôle
dans la diffusion de l’information. (Les journalistes y
puisent une bonne partie de leurs informations et il n’est
pas rare de voir des communiqués de presse être
publiés de façon quasi intégrale!). Et en
bout de ligne, on compte les groupes de pression et les agences
de presse.
« Tout cela créé finalement, par symbiose,
si l’on peut dire, une sorte d’affinité tant
bureaucratique, économique et qu’idéologique
entre les médias et ceux qui les alimentent, affinité née
de la coïncidence des intérêts des uns et des
autres », signale Normand Baillargeon dans son livre Petit
cours d’autodéfense intellectuelle.
4. À ces sources, il faut ajouter les critiques des têtes
dirigeantes de ce monde (intellectuels, gens d’affaires,
têtes d’affiches et autres) qui n’hésitent
pas à vouloir mettre les médias à leur main
en s’érigeant en sources fiables. Leurs propos sortent
de l’ordre de l’opinion et sont présentés
comme des faits.
5. Il faut ajouter aussi, comme source, l’hostilité des
médias envers tout groupe, mouvement ou personnes souhaitant
bousculer l’ordre établi; généralement
les mouvements de gauche qui s’attaquent au système
politico-religio-militaro-économique en place. Les nouvelles
provenant de ces groupes seront généralement diffusées
en utilisant un angle des plus négatifs ou, tout simplement,
seront reléguées aux oubliettes.
« Au fil des ans, de conclure Baillargeon, avec une constance
aussi prévisible que remarquable, les grands médias
corporatistes ont, sur mille et autres sujets cruciaux, tendu à exposer,
défendre et propager le point de vue des élites
- lesquels possèdent ces même médias - et
des élites politiques, qui est bien souvent exactement
le même. Tout cela ne peut que limiter sérieusement
la portée du débat démocratique, voire de
le dénaturer profondément. »
Chasse à l’audimat
À
ces cinq grands filtres d’Herman et Chomsky, nous pouvons
aussi ajouter la chasse à l’audimat et au tirage élevé.
Plus ces derniers sont élevés, plus le média
devient alléchant pour les annonceurs et plus le média
sait garnir ses coffres. C’est ainsi que l’information
diffusée en manchette ou en primeur n’est plus nécessairement
triée selon son impact sur la société, mais
aussi selon sa valeur marchande.
Quand un média québécois fait la manchette
avec Céline Dion, par exemple, il augmente du coup ses
ventes ou ses cotes d’écoute cette journée-là;
idem pour un grand rendez-vous sportif, un scandale sexuel ou
une catastrophe naturelle. Difficile de résister à la
tentation de ‘jouer ça gros’ en première
page…
C’est l’apologie des quatre « S » :
le show business, le sexe, le sport et le sang. Si le show business,
le sexe, le sport sont trois éléments très « vendeurs »,
le sang, en y englobant tout ce que craint le lecteur, est probablement
le plus lucratif de tous.
Les gens adorent discuter et se renseigner sur tout ce qui leur
fait peur : les guerres, le terrorisme, la pédophilie,
les catastrophes naturelles, les épidémies, les
sectes, tout y passe, avec l’intérêt, non
pas de rassurer le public, mais plutôt d’amplifier
ce phénomène de peur, ce qui permet aux médias
d’étirer la sauce et même d’être
redondant.
Le contrôle et la manipulation de l’information
C’est ainsi que d’autres informations, qui ont un
plus grand impact au sein de la société, sont reléguées
au second rang et se retrouvent avec moins de visibilité.
Il est donc facile pour tout média de manipuler ainsi
l’information; pas nécessairement en diffusant des
informations biaisées, mais plutôt en reléguant
des informations importantes au second rang, voire en omettant
de les diffuser, sous le prétexte qu’il n’y
avait plus assez d’espace rédactionnel ou de temps
d’antenne.
Si aujourd’hui nous pouvons voir les grandes accusations
et scandales défrayer les manchettes, demain nous ne pourrons
voir, s’il y a lieu, les acquittements et rectifications
des faits qu’en fin de journal ou de bulletin télévisé.
Ce qui fait en sorte que les masses ne retiendront que les accusations,
le scandale quoi, puisque la rectification des faits n’aura
absolument pas eu la même attention de la part des médias;
d’autant plus qu’un nouveau scandale du jour sera
probablement venu occulter cette rectification.
Et si nous ajoutons à cela que l’importance de
l’information sera calculée en fonction des idéologies
politiques et des agendas cachés des propriétaires
de journaux, nous nous retrouvons devant un contenu qui est souvent
fort biaisé et loin d’être conforme à la
réalité.
Si, en théorie, le rôle des médias est de
contrebalancer le pouvoir des gouvernements, en pratique, il
ne joue ce rôle que partiellement. Lorsque vient la question
d’une soi-disant sécurité nationale (la guerre
au terrorisme, la guerre en Afghanistan et surtout les deux guerres
en Irak, en sont de bons exemples), toute la machine médiatique
se met en branle et appuie les démarches gouvernementales.
En ne reprenant que l’information officielle des gouvernements,
sans contre vérification (qu’on ne lui permet pas
de faire d’ailleurs, souvent pour des questions de « sécurité nationale »…),
elle perd totalement son sens critique. Tout média et
tout journaliste allant à contresens de ces politiques
est lourdement sanctionné (il pourra être accusé notamment
d’un manque d’esprit patriotique et tout cela se
soldera souvent par des congédiements).
Les journalistes « ont abdiqué, sans suffisamment
guerroyer, leur rôle de chiens de garde chargés,
comme les y enjoint la constitution (…), de protéger
les citoyens contre les mensonges et les abus du pouvoir. Ils
se sont laissés dépouiller de leur fonction essentielle,
qui est de définir l’information, de discerner,
dans le fatras des faits du jour, ce qui est important et ce
qui est exact. Ils ont abandonné à d’autres, à ceux
qu’ils devraient contrôler, le pouvoir de déterminer
non seulement l’agenda et la hiérarchie de l’information,
mais bien plus gravement encore, les événements
qu’il importe de couvrir et de traiter », analysait
Jean-Paul Marthoz dans son essai Le journalisme en quête
de repères aux États-Unis.
À ce titre, Normand Baillargeon en fait la démonstration
avec la petite Nayirah, 15 ans, qui était venue témoigner
devant la Chambre des Congrès américaine des horreurs
perpétrées par les Irakiens lorsqu’ils ont
envahit le Koweït en 1990. Sa description de l’attaque
d’un hôpital koweitien, où elle était
bénévole, par les soldats Irakiens, tuant ainsi
plus de 300 bébés, a fait les manchettes du monde
entier. C’est ce jour-là que Saddam Hussein est
devenu le « Boucher de Bagdad ». Il était
devenu primordial et urgent pour les nations occidentales, États-Unis
en tête, d’attaquer le Président irakien.
Toutefois, ce témoignage, qui a été l’argument
numéro un évoqué à maintes reprises
par les dirigeants américains pour attaquer Saddam Hussein,
s’est avéré en réalité être
un coup monté! Le tout avait été concocté par
une firme de relations publiques américaine qui avait
obtenu un lucratif contrat de 10 millions de dollars avec les
Koweitiens afin de former la fille de l’ambassadeur du
Koweït à Washington, Nayirah al Sabah, à raconter
cette fausse histoire.
Quand cette nouvelle est sortie, il était trop tard.
Et afin de préserver l’honneur des autorités
politiques ayant amené plus de vingt nations en guerre,
il n’en fut question que dans de courts textes publiés
discrètement dans la section internationale de certains
quotidiens; bref, rien pour ameuter le public comme lors du témoignage
de la jeune fille, un an plus tôt…
La concentration de la presse
À
tout cela s’ajoute la concentration de la presse où les
médias se retrouvent entre les mains d’un nombre
de plus en plus restreint de propriétaires; ce qui facilite
encore plus le contrôle de l’information, puisque
le contenu est de plus en plus le même d’un média à l’autre.
À titre d’exemple, en ce qui concerne la presse écrite
au Québec, comme l’a démontré le Centre
d’étude des médias de l’Université Laval,
la très grande majorité des organes médiatiques
est divisée entre seulement quatre grands propriétaires
: Gesca, Québécor, Groupe Transcontinental et Rogers
Communications. Si l’on ne considère que les impressions
quotidiennes, 97% du tirage provient de Gesca (52% divisé entre
La Presse, Le Soleil, Le Droit, La Tribune, La Voix de l’Est,
Le Nouvelliste et Le Quotidien) et de Québécor
(45% avec le Journal de Montréal et le Journal de Québec),
laissant un maigre 3% au journal Le Devoir, le seul quotidien
indépendant au Québec.
Ailleurs dans le monde, le portrait est similaire dans la plupart
des pays occidentaux. Aux États-Unis, seulement cinq grandes
corporations se partagent, en 2006, le terrain de jeu médiatique,
alors que vingt ans plus tôt, en 1983, ils étaient
plus de cinquante! Ainsi Disney, Viacom, Time Warner, News Corp,
et la General Electric se disputent près de 90% du marché médiatique
américain.
En Belgique, trois groupes de presse se partagent un lectorat
de 4 millions de francophones (près de 15 titres), soit
Rossel, IPM et Mediabel. En Suisse, selon le portal observatoire
des médias www.Acrimed.org, c’est dans le marché germanophone
que la concentration se fait le plus sentir. Toutefois, le marché francophone
suisse n’échappe pas à la tendance.
« La concentration des médias helvétiques
s’accélère et prend une forme nettement hiérarchisée à deux
niveaux - national et régional (cantonal ou supra-cantonal)
-, les entreprises locales indépendantes perdant de plus
en plus de signification. Au sommet, on trouve les groupes ayant
une dimension nationale, avec, pour certains (Ringier et Edipresse),
des extensions internationales », rapporte Jean-François
Marquis dans son article Concentration et hiérarchisation
dans la presse en Suisse.
Finalement en France, la plus grande partie des médias
est sous l’influence de cinq groupes. Le marché français
a ceci de particulier que cette forte concentration est aggravée
par les alliances entre certains de ces groupes. « Ces
connivences génèrent de multiples dérives,
notamment l’abolition de la frontière entre information
et divertissement ainsi que l’uniformisation des contenus à l’exclusion
de nouveaux venus qui n’appartiendraient pas au sérail,
des pressions sur les hommes politiques à l’autocensure
sur les sujets tabous », décrie le Président
de l’Observatoire français des médias, Armand
Mattelart.
Le marché français de la télévision
privée est entre les mains de trois groupes industriels
multinationaux, soit Bouygues (possédant de larges part
de TF1), Lagardère (possédant de nombreux canaux
spécialisés) et Vivendi (propriétaire de
Canal Plus) auquel s’ajoute le géant mondial allemand
de la communication, Bertelsmann, propriétaire notamment
de M6. Ces groupes occupent également une place de choix
dans les autres médias : presse écrite, radio,
cinéma, musique, etc.
« À l’affrontement, ces groupes préfèrent
des stratégies d’alliance, les concurrents deviennent
ainsi des partenaires, que l’on ménage et qui vous
ménagent, même si chaque groupe cherche à accroître
l’audience de ses chaînes ou à attirer plus
de publicité. (…) Le grand nombre de titres de presse écrite,
de chaînes de télévision, d’éditeurs
de livres, masque l’ampleur de la concentration dans les
médias et ses effets dévastateurs. La concentration
au sein de chaque média (télévision, la
presse...) n’est qu’un aspect, car les groupes les
plus puissants sont multimédia. Ils ont des positions
fortes à la fois dans la télévision, la
presse, l’édition, ... et sont intégrés à des
groupes industriels », expose Janine Brémond dans
La concentration dans les médias en France.
Avec cette concentration de la presse, les démocraties
libérales s’éloignent du plus en plus de
leur principe fondateur tant vanté sur la scène
internationale, soit « le gouvernement du peuple, par le
peuple et pour le peuple ». Cette notion centrale, lors
de la fondation de la plupart des démocraties occidentales,
garantissait notamment la liberté de presse et la libre
circulation de l’information, conditions fondamentales
permettant au peuple d’être en mesure de déterminer
lui-même ses besoins, de prendre lui-même ses décisions,
parce que bien informé grâce à des sources
variées.
En résumé, nous pouvons dire que nous ne possédons
plus nos médias, nous les avons confiés, sans le
vouloir, à de grosses corporations qui ont un agenda précis
n’allant pas nécessairement dans le même sens
que le peuple. Pour ces chefs d’entreprises, leurs médias
ne sont vus que comme des outils les aidant à atteindre
leurs fins.
Les journalistes ne sont plus objectifs
Qu’en est-il maintenant du travail des journalistes qui
nous livrent l’information au jour le jour? Comme pour
les médias, définissons d’abord ce qu’est
un journaliste : c’est un professionnel qui se bâtit
une crédibilité en rapportant des rumeurs, des
histoires, des opinions et des faits dont il tente d’en
vérifier toute la validité avant de les rapporter
au plus grand nombre.
En théorie, cette mission semble assez noble. Mais puisque
un journaliste travaille pour une entreprise de presse, dont
l’information est soumise aux filtres mentionnés
plus haut, et auxquels s’ajoutent ses propres filtres,
l’information qui sortira de sa plume ou de son micro sera
des plus subjectives.
Et on ne parle même pas des biais possibles, conscients
ou inconscients, chez les journalistes qui, avant de couvrir
un événement, ont déjà leurs propres
opinions; elles-mêmes forgées auparavant par le
monde médiatique auquel ils appartiennent. Cette opinion
personnelle viendra orienter toute la cueillette d’informations,
ou alors le journaliste ne retiendra que l’information
coïncidant avec son opinion préfabriquée.
« Aujourd'hui, la plupart des journalistes conviennent
qu'il est impossible d'atteindre une parfaite objectivité.
Quand le journaliste choisit l'orientation de son article et
les éléments d'un événement, il prend
déjà parti. », souligne le Réseau éducation-média
sur son site Internet.
D’ailleurs, au sujet de la soi-disant « objectivité » journalistique,
il est intéressant de noter que dans les années
1990, la Society of professionnal journalists américaine
a éliminé le concept d’objectivité de
son code d’éthique. Le mot objectivité ne
représente plus ce que les journalistes sont en mesure
d’accomplir, ni ce que le public doit s’attendre
de leur travail.
L’objectivité étant désormais acceptée
comme n’étant qu’une illusion, ils préfèrent
dorénavant se donner bonne conscience en soulignant que
le mieux qu’ils peuvent faire, c’est de présenter
des points de vue divergents. On quitte alors le domaine des
faits, pour l’univers de la confrontation d’opinions;
dont il est difficile, comme on l’a vu en début
de texte, de déterminer à quel degré elles
sont conformes à la réalité.
Et c’est sans compter que les journalistes aiment bien
teinter subtilement leurs reportages de leurs propres opinions,
comme s’il s’agissait de faits; une tendance née
dans les années 1960 qui est désormais fort répandue,
comme le mentionne le Réseau éducation-média.
« Plusieurs journalistes ont déclaré (par
le passé) que, puisqu'il était impossible d'atteindre
une parfaite objectivité, c'était une erreur de
présenter les nouvelles comme si elles avaient été enregistrées
et présentées par un reporter robot sans que ses
sentiments et ses opinions n'interviennent dans le processus.
Non seulement fallait-il reconnaître la présence
du reporter, mais il fallait également que ses sentiments
et ses opinions soient intégrés à la nouvelle »,
est-il rapporté.
Le « mensonge » journalistique
En éliminant le principe même d’objectivité,
on peut craindre les pires dérives. Il se peut fort bien
qu’en bout de ligne tout ce qui est rapporté, écrit
et raconté, ne soit que partiellement vrai, ou biaisé,
ou même, dans certains cas, largement ou encore totalement
faux. Il est arrivé à plusieurs reprises par le
passé que les informations rapportées par des journalistes
soient carrément fausses, parce que la source a menti
ou parce que le journaliste a menti.
À ce sujet, aux États-Unis seulement, le média
alternatif www.americanthinker.com a recensé plus d’une
soixantaine de cas où des journalistes ont été sanctionnés
au cours des 25 dernières années, pour mensonges,
falsification et accusations mensongères. Il est même
arrivé qu’une journaliste du Washington Post, Janet
Cook, gagne un prix Pulitzer (le plus grand prix de journalisme
aux USA) pour un reportage issu à 100% de son imagination!
Tout cela est compréhensible dans le contexte actuel
où ce n’est pas tant le fond qui compte, mais plutôt
la primeur ou le scoop qui fera en sorte de donner une certaine
gloire au média qui le publie et surtout, au journaliste
qui le produit.
Dans un univers où les journalistes peuvent aussi devenir
des « stars », la grande visibilité qui leur
est donnée grâce à ces primeurs devient pour
eux une chasse quotidienne où tout sujet, toute affectation,
peut devenir une opportunité de se démarquer des
autres.
Il ne traitera plus l’information qu’il recueillera
en vertu de l’importance du contexte, mais plutôt
pour ses aspects sensationnalistes. Il pourra ainsi mieux vendre
sa nouvelle à ses patrons dans le but, bien entendu, qu’elle
soit mise le plus en évidence possible, où l’objectif
ultime est la manchette ou le ‘prime time’.
Pour y arriver, certains journalistes seront prêts à tout,
même à prendre des moyens assez malhonnêtes
pour y arriver.
Le moyen le plus commun est de prendre un détail anodin
qui, une fois grossi à la puissance dix, sera très
dérangeant. C’est ainsi qu’une exception dans
un domaine peut être présentée comme si c’était
la norme. Souvent, dans les médias, ce n’est plus
l’exception qui confirme la règle, mais l’exception
qui devient et explique la règle.
« L’anecdote se trouve au début de chaque
sujet. Tout part du fait particulier, du fait divers du jour,
et s’étend vers le problème plus vaste qu’il
semble contenir en lui-même, ou que les journalistes font
mine de croire qu’il contient; comme si ce dernier détenait
en lui toutes les causes et toutes les conséquences qui
ont fondé la situation plus générale qu’il
est censé démontrer », décrie Pierre
Mellet dans son article Comment la structure rituelle du Journal
télévisé formate nos esprits.
Vient ensuite le choix des personnes interviewées. Il
est facile de biaiser un article en donnant une voix prépondérante à un
individu ou à un groupe en ne présentant qu’un
côté de la médaille, tout en laissant que
peu ou pas de place pour l’autre côté. En
ignorant certaines sources ou informations qui auraient pu équilibrer
les points de vue, les journalistes occultent ainsi une partie
de la réalité.
Et finalement, l’absence d’un droit de réplique;
il est fréquent de voir des accusations être émises
lors de reportages, et surtout lors d’enquêtes, sans
pour autant permettre aux « accusés » de se
défendre. Au nom de l’intérêt public,
tout individu ou groupe vu par les journalistes (selon ses propres
convictions) comme une « menace » pour la société sera
vilipendé sur la place publique sans même pouvoir
s’expliquer.
Le professeur Alain Bouchard en fait d’ailleurs la démonstration
avec les minorités religieuses dans son essai Dis-moi
ce que tu vois, je te dirai ce que tu es.
« En matière de nouvelles religions, écrit-il,
les médias décrivent ces groupes à partir
de leur monde, de leur contingence, de leur univers de sens.
(…) La secte devient synonyme de danger, de menace pour
la société. Comme les médias jouent un rôle
important dans la construction de l'opinion publique, cette image
négative peut amener l'ensemble de la population à se
méfier des minorités religieuses et à les
juger à partir des préjugés transmis par
les médias. Ce phénomène soulève
un problème éthique, car si le journaliste donne
une information qui ne respecte pas les faits et que cette information
porte un préjudice à des individus, quelle responsabilité est
en cause? »
Malheureusement, les journalistes seront portés plus
souvent qu’autrement à se laver les mains de cette
responsabilité, car ils ont le sentiment de n’avoir
fait que leur boulot, de n’avoir servi que l’intérêt
public. Mais quand on gratte un peu, on se rend compte que l’intérêt
premier qui a été servi est le leur, ainsi que
celui de leur employeur.
Les journalistes : des employés d’usine
À
tout cela s’ajoutent les contraintes imposées par
l’employeur. Il est important de comprendre que les médias,
surtout les médias de masse, tentent de nous faire croire
que l’information diffusée par leurs journalistes
est le résultat de longues enquêtes, de recherches,
d’un travail de terrain. Si c’est vrai dans certains
cas de journalisme d’enquête de la part de journalistes « vedettes »,
dans la majorité des cas, ce ne l’est pas.
Comprenons également que la direction des médias
laisse peu de temps aux journalistes pour produire leurs papiers.
Pour des questions de rentabilité, l’information
est considérée comme un produit d’usine et
le journaliste comme un ouvrier. Il doit donc noircir le plus
de papier possible ou combler le plus de temps d’antenne
possible et cela, dans les plus brefs délais, donc au
moindre coût.
Cette dynamique créé un grand désarroi
chez les « véritables » journalistes qui souhaiteraient
tout de même faire leur métier le mieux possible
en approfondissant chaque sujet, en testant l'exactitude de l'information
recueillie et en s’assurant de la crédibilité de
leurs sources. Contraints par leurs limites temporelles, les
journalistes ne font que des vérifications minimales et
devront faire confiance à des sources qu’ils jugent
sérieuses et utiles. Souvent même, ils ne vont que
reproduire l’information des communiqués de presse
reçus à la rédaction, sans aucune vérification.
Quand les journalistes deviennent des « experts »
De plus, les journalistes se donnent du crédit les uns
les autres sans vérifier cette crédibilité.
Ils ne contre vérifient pas les sources citées
dans les articles précédents. Dans les médias électroniques,
cela va encore plus loin, puisque sur les panels de discussion,
les réseaux d’information font de moins en moins
appel à des experts. Ils sont de plus en plus remplacés
par des journalistes, beaucoup plus à l’aise avec
la caméra et beaucoup plus disponibles, lesquels sont
présentés en tant qu’ « analystes experts ».
Et c’est ici que le bât blesse et que l’on
retrouve l’une des principales failles du système
médiatique actuel. Faute de temps, les journalistes vont
se fier à d’autres journalistes qui ont fait leur
travail, eux aussi, avec le même manque de ressources et
de temps.
Ce phénomène de repiquage d’information
ou de « vampirisme journalistique » est d’ailleurs
dénoncé de plus en plus par les journalistes. « Il
n’est pas normal que les mêmes nouvelles, avec les
mêmes citations, se retrouvent dans tous les journaux.
C’est toute la qualité de l’information qui
s’en trouve amoindrie », se plaignaient des collègues
journalistes lors du congrès de la Fédération
professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) en 2001.
Il vient un temps où tout le monde se fie sur tout le
monde. Il est alors facile qu’une fausse information se
trouve à entrer dans l’engrenage et se répande
comme une traînée de poudre, créant ainsi
de grands ravages qu’il sera difficile de réparer.
Quand tout le monde fait confiance à tout le monde, faute
de temps pour vérifier si le journaliste ou les sources
citées sont dignes de confiance, la porte est ouverte à l’abus
de confiance. Les propriétaires, tout comme les autorités,
les groupes et les pouvoirs en place sont conscients de ces lacunes
et s’en servent pour permettre ainsi l’abus de pouvoir
et la manipulation des masses; bref, de faire avancer leur cause
par la duperie.
Pour éviter de se conformer
Pour le lecteur, l’auditeur, tout cela ne semble guère
rassurant. Rien ne nous assure que nous ne pouvons être
victime, de temps à autre, d’abus de confiance de
la part des médias. Mais peut-être est-ce notre
faute, en bout de ligne, si nous nous laissons prendre au piège?
Car il est assez paradoxal que, dans un monde où les
journalistes font partie des professions auxquelles nous faisons
le moins confiance, ces mêmes journalistes occupent une
place considérable dans l’établissement de
nos opinions, donc de la formation de notre propre réalité!
Peut être devons-nous blâmer le manque d’options.
Outre les médias, pour avoir une idée concrète
ou une opinion éclairée sur un sujet, que nous
reste-t-il? Il ne reste que notre expérience personnelle
sur le terrain, ce qui est très limitatif.
Bien entendu, il existe encore des journalistes intègres
qui, comprenant bien le mécanisme pervers dans lequel
s’engouffrent de plus en plus les médias occidentaux,
ne se laissent pas piéger et font leur métier avec
le plus de rigueur possible. Mais malheureusement, avec les mécanismes
décrits plus hauts, ils se font de plus en plus rares,
car seuls les jeunes journalistes sachant se conformer à cette
nouvelle dynamique sont embauchés ou promus.
L’espoir permis grâce Internet
Toutefois, avec l’arrivée d’Internet, il est
maintenant possible de multiplier ses sources d’information
et de rester vigilant. Et comme le souligne Jean-Paul Marthoz,
Internet joue déjà un rôle fort intéressant
dans la décentralisation de l’information.
« Les médias américains ont perdu le monopole
qui fut un moment le leur. Lors de la première Guerre
du Golfe, CNN servait de référence obligée à tous.
(…) Lors de la guerre en Iraq de 2003, la polyphonie a été la
règle (…) Malgré le conformisme de la majorité de
leurs médias, les Américains qui voulaient en savoir
plus ont pu, cette fois, sortir de leur insularité (en
s’abreuvant de médias étrangers). Les sites
des quotidiens britanniques, The Guardian et The Independent,
qui offraient une couverture plus critique de la guerre, ont été pris
d’assaut », expose-t-il.
La naissance de nombreux médias citoyens - c'est-à-dire
des sites de nouvelles où l’internaute peut lui
aussi rapporter la nouvelle, faire ses propres enquêtes
et les publier - nous donne accès à de nouvelles
sources d’information. Cependant, leur visibilité n’étant
pas encore aussi forte que celle des médias traditionnels
qui ont su se bâtir une large fenêtre sur le web,
nous devons encore attendre pour voir s’ils sauront se
montrer comme une véritable alternative.
Il y a aussi ce phénomène nouveau où chaque
citoyen peut posséder son propre média, grâce,
notamment, aux blogues. « Quand leur auteur a du talent,
certains blogues peuvent acquérir une véritable
influence. Aux États-Unis, ils forment de plus en plus
de véritables groupes de pression électroniques
capables, on l’a vu pour les blogues de droite, de faire
tomber un journaliste vedette comme Dan Rather (pour avoir appuyé la
diffusion d’un reportage mensonger) ou, pour les blogues
de gauche, de forcer à la démission le sénateur
républicain Trendt Lott, pris en flagrant délit
de propos racistes », exposent Denis Pingaud et Bernard
Poulet, dans leur article Du pouvoir des médias à l’éclatement
de la scène publique.
Cependant, cette cacophonie grandissante que l’on retrouve
sur Internet laisse plusieurs auteurs et chercheurs perplexes. « Face à la
saturation provoquée par la multiplication infinie - et
infiniment répétitive - des sources d’information,
augmente le risque d’une confusion croissante entre la
vérité et la manipulation », font valoir
Pingaud et Poulet.
Il est aussi utile de se questionner sur les limites que pourrait
avoir Internet dans le futur. Lorsque l’on voit comment
la Chine et d’autres pays autocratiques ont réussi à contrôler
l’espace Internet sur leur territoire, en interdisant l’accès à de
nombreux sites n’allant pas dans le même sens que
le régime, rien ne nous garantit que nous soyons ici protégés
contre le même type d’abus de pouvoir gouvernementaux…
Sortir du conformisme social
Pour terminer, rappelons-nous que c’est en connaissant
d’abord comment fonctionnent les médias et quelle
est leur mécanique interne, en sachant comment se forge
l’information quotidienne, en comprenant comment les journalistes
recueillent l’information et comment ils la traitent, en
comprenant que les reportages ne ressassent, la plupart du temps,
que des opinions mises en perspective avec d’autres opinions
- ce qui éloigne généralement le public
des faits - que nous sommes en mesure de distinguer le vrai du
faux.
C’est ainsi qu’il nous est possible de nous prémunir
contre les informations biaisées, l’abus de confiance,
voire la manipulation médiatique.
Nous pouvons alors éviter d’avaler tout cru ce
qui est rapporté et ainsi éviter de se faire avoir
par cette véritable conspiration que sont devenus le « politiquement
correct » et le conformisme social où tout le monde
va dans la même direction, une direction décidée;
et soulignons le à gros traits pour le garder toujours
en mémoire, par les élites de notre société.
Bibliographie
Baillargeon, Normand, Petit cours d’autodéfense
intellectuelle,
Bouchard, Alain, Dis-moi ce que tu vois, je te dirai ce que tu
es : Médias, nouvelles religions et construction sociale
de la secte
Brémond, Janine, La concentration dans les médias
en France.
Herman, Edward et Chomsky, Noam, Manufacturing Consent
Marthoz, Jean-Paul, Le journalisme en quête de repères
aux États-Unis
Marquis, Jean-François, Concentration et hiérarchisation
dans la presse en Suisse.
Mellet, Pierre, Comment la structure rituelle du Journal télévisé formate
nos esprits
Pingaud, Denis et Poulet, Bernard, Du pouvoir des médias à l’éclatement
de la scène publique
Ressources Internet
American Thinker : www.americanthinker.com
Fédération professionnelle des journalistes du
Québec : www.fpjq.org
Noam Chomsky, site officiel : www.chomsky.info
Observatoire français des médias : www.observatoire-medias.info
Observatoire des médias Acrimed : www.acrimed.org
Réseau éducation-médias : www.media-awareness.ca
Society of professionnal journalists : www.spj.org
Third World Traveler : www.thirdworldtraveler.com