par Anne Morelli, directrice adjointe du Centre Interdisciplinaire
d'Études des Religions et de la Laïcité à l'Université Libre
de Bruxelles (CIERL-ULB)
Il y a plus de dix ans que Serge Halimi (1), et encore avant lui
Pierre Bourdieu (2) nous avaient prévenus : la télévision
française est un contre-modèle d'information libre
et équilibrée. Elle ne présente que des points
de vue convenus, en harmonie avec les positions du pouvoir et n'accorde
aucun espace aux dissidents qu'elle se refuse à inviter
ou qu'elle censure sur le plateau.
Mais vous connaissez le conte d'Alphonse Daudet "La chèvre
de monsieur Seguin". La petite chèvre sait très
bien que toutes celles qui l'ont précédée à aller
dans la montagne se sont fait dévorer par le loup, mais
elle entend tout de même l'affronter. Elle se fie à ses
petites cornes si pointues...
Telle la chèvre de M. Seguin, je pensais être suffisamment
aguerrie aux médias pour ne pas être piégée
par une invitation de France2. Je suis une vieille habituée
des débats de RTL et d'émissions de la télévision
belge (RTBF et VRT). J'y suis invitée soit comme "expert" (en
matière historique ou religieuse) ou comme représentante
de la laïcité. J'y suis toujours traitée avec
respect : le débat peut être vif, c'est parfois
le cas avec des représentants religieux, mais "Controverse" par
exemple, est enregistrée à RTL en temps réel,
le plus souvent en direct et aucune coupure n'y est réalisée.
Ma seule expérience française (la regrettée émission "Arrêt
sur image") m'avait semblé correcte et j'ai donc
tendu une oreille attentive à l'invitation qui m'était
faite par France2. Une charmante assistante me demandait de participer à une émission
dont j'ignorais tout et qu'elle me présenta comme étant
un débat contradictoire sur les nouveaux mouvements religieux.
Il s'agissait de "Ça se discute" de Jean-Luc
Delarue.
La jeune assistante demanda à pouvoir recevoir et lire
mes livres sur le sujet et m'en fit un résumé correct
qui devait, disait-elle, servir de base à la construction
de l'émission. Elle me promit qu'ils seraient présentés
en cours d'émission.
Un peu inquiète de ce qu'on me disait de Delarue, j'ai
demandé à recevoir des assurances sur le caractère
sérieux de l'intervention que je ferais dans l'émission
et sur le caractère véritablement contradictoire
du débat. Il m'a été répondu fermement
que des victimes de la "chasse aux sectes" étaient
invitées à venir s'exprimer autant que des victimes
de "sectes". Rassurée, j'accepte de participer à l'émission
dont la date est fixée au 5 septembre.
Deux jours avant cette date, l'assistante me rappelle : le titre
de l'émission a changé et intègre le mot péjoratif “gourou” " et
par ailleurs elle ne se déroulera pas en direct. Le contenu
de l'émission doit être supervisé par les instances
de la chaîne, elle sera tournée en différé et
montée. En outre on me fait part d'une bien étrange
consigne : pour éviter toute publicité (sic) pour
l'une ou l'autre "secte", je suis priée de ne
prononcer le nom d'aucune d'entre elles !
Je pensais faire un parallèle entre le caractère
aussi absurde ou raisonnable des croyances raëliennes et chrétiennes
mais je suis estomaquée de devoir transformer "Raël" par "Tralalala".
A ma question de savoir si je pourrais néanmoins citer les
Chartreux, l'assistante ne flairant pas mon piège, me répond
innocemment que "pour eux évidemment, il n'y a pas
de problème" !
Le tournage étant plus tôt dans la journée
que le direct prévu initialement, et les soutenances de
mémoire ne me permettant pas de quitter Bruxelles plus tôt,
France2 n'hésite pas à m'envoyer à la gare
du Nord un motard pour me conduire rapidement en ses studios. J'y
découvre là un Barnum invraisemblable : les "spectateurs" sont
en fait des figurants dociles qu'on chauffe et parmi lesquels,
les responsables de l'émission - théoriquement ouverte
au public ! - ont vite fait de repérer des personnes qui
ont pris pour argent comptant ce caractère officiellement
libre d'accès à l'émission mais qui y sont
indésirables. Une dame, nullement violente, ni sale, ni
agressive est ainsi vouée à l'expulsion. On tente
d'abord de la persuader fermement de quitter les gradins. Comme
elle ne s'y résoud pas, deux barbouzes la soulèvent,
la couchent et l'enlèvent, l'un la tenant par les pieds,
l'autre par les épaules ! La scène n'apparaîtra évidemment
pas à l'écran !
Par ailleurs, la Mission Interministérielle de Vigilance
et de Lutte contre les Sectes : MIVILUDES, est intervenue en dernière
minute, pour que ne soient pas admises à témoigner
les victimes de la chasse aux sectes, pourtant dûment invitées
(billet de train et hôtel déjà payés)
et présentes.
L'émission s'intitule "Ça se discute" mais
en réalité aucune discussion n'est possible : les "victimes
des sectes" seules ont la parole. Elles sont invitées,
une à une, à venir témoigner très longuement
d'histoires tragiques et émouvantes qui leur sont advenues
il y a parfois plus de vingt-cinq ans.
Un psychothérapeute, issu comme moi de l'Université de
Bruxelles, a été invité à parler de
sa pratique. Jean-Luc Delarue le traite avec une ironie agressive
et dès qu'il commence ses explications, le présentateur
l'interrompt (par deux fois) pour dire : "On ne va pas rester
ici toute la nuit à vous écouter". A la deuxième
interruption, ce monsieur se lève dignement et quitte le
plateau.
A la représentante de la MIVILUDES, par contre, le temps
n'est en rien compté et elle seule peut intervenir pendant
toute l'émission et sur tous les sujets.
Quant à moi, après une attente de deux heures en
périphérie du plateau (la seule corbeille de fruits
secs y porte une insolente mention "réservée” et
est réservée au seul M. Delarue !), j'y suis finalement
introduite en fin d'émission. Avant de m'asseoir sur le
siège que vient de quitter le psychothérapeute, je
demande à Delarue s'il me traitera plus poliment que son
invité précédent mais ce sera à peine
le cas. Le temps presse et lorsque j'entame un parallèle
avec des pratiques "nuisibles" des grandes religions,
Delarue m'interrompt pour dire : "Il me semble que vous avez
un fameux problème avec la religion catholique". Ses
moqueries sont relayées automatiquement par le rire (enregistré ou
spontané ?) du public.
Au moment où l'un des témoins profère une énormité,
je me décide à intervenir mais... mon micro est fermé.
Il est totalement impossible de discuter à "Ça
se discute". De mes livres, il n'a évidemment pas été question.
Je comprends pourquoi aucun groupement religieux accusé d’être
une "secte" ne doit accepter de participer à de
telles parodies de débat. Cette émission a hélas
obtenu en 2000 et 2003 le prix du "meilleur magasine de société".
Moi-même, je me repens d'être innocemment tombée
dans ce piège qui ranime l'hystérie anti-sectes et
n'offre aucun espace de discussion.
Sur le trottoir des studios, des responsables de la MIVILUDES se
félicitent de l'excellent résultat obtenu. Ils ont
ranimé l'angoisse et la phobie anti-sectes qui, en France,
assurent leur étrange emploi, inconnu dans la plupart des
autres pays.
Des personnes, dûment invitées mais empêchées
de parler, pestent sur le temps qu'on leur a fait perdre.
L'assistante rappelle les figurants qui, en bâillant, rejoignent
le tournage de l'émission show suivante.
L'oreille basse, je pars chercher dans Paris un restaurant qui
puisse m'offrir pour 15 euros (c'est le maximum qui m'a été attribué !)
un repas du soir avec boisson (Mac Do peut-être ?). Il me
restera à me faire rembourser, via des formalités
compliquées, l'argent que j'ai avancé pour le train
et ce plantureux repas, et surtout à méditer sur
les risques de vouloir toujours tout vérifier par soi-même
selon le principe du libre examen qui soutient l'enseignement de
mon Université....
(1) Les nouveaux chiens de garde (1997)
(2) Sur la télévision (1996)
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Voir l'interview vidéo d'Anne Morelli par le CICNS